Entre deux siècles : jeunesse et pluralité de la civilisation arabo-musulmane
- Mehdi Salmi

- 22 oct.
- 7 min de lecture
Entre deux souffles, deux époques se regardent. L’une s’élève de la mémoire, l’autre se dresse vers le ciel. Et dans ce face-à-face, une silhouette tente de comprendre ce que le temps fait de nous — et ce que nous faisons du temps.

« Le passé ressemble à l’avenir plus qu’une
goutte d’eau ne ressemble à une autre. »
Ibn Khaldoun (1332–1406), historien et sociologue
Il arrive parfois qu’un chiffre résonne comme un vertige. Quinze siècles. Mille cinq cents ans depuis la naissance d’un homme dont la parole allait bouleverser le destin du monde. Ce nombre, à la fois lourd et fragile, ne dit pas seulement le passage du temps : il ouvre une brèche entre deux calendriers, deux manières d’habiter l’histoire. Dans l’Occident grégorien, nous cheminons au XXIᵉ siècle ; dans le monde musulman, nous en sommes au XVe siècle hégirien. Ce décalage intrigue, interroge, dérange parfois.
Entre les siècles, ce n’est pas le temps qui s’écoule : c’est la conscience qui s’élargit.
Est-ce la marque d’un retard ? Ou bien l’indice d’une autre temporalité, d’une mémoire qui refuse de se plier aux évidences de la modernité linéaire ?
Il ne s’agit pas d’une spéculation abstraite. Cette interrogation a trouvé un écho officiel le 15 septembre 2025, lorsque Sa Majesté le Roi Mohammed VI adressa un message au Conseil supérieur des Oulémas, leur demandant de réfléchir à la meilleure manière de marquer le passage au XVe siècle de l’Hégire. À travers cette requête, il ne s’agissait pas seulement de calendrier, mais bien d’un appel à saisir la portée historique et universelle de cet anniversaire, et à le placer sur la scène internationale.
Il importe ici de clarifier un point souvent source de confusion. Lorsque nous parlons des « 1 500 ans », il ne s’agit pas de l’âge du calendrier hégirien, qui en compte actuellement 1 447 depuis l’Hégire (622). C’est la naissance du Prophète Muhammad, Sallallahu alayhi wa sallam, située vers l’an 570 de l’ère chrétienne (connue comme « l’Année de l’Éléphant »), qui constitue le point de référence de cette commémoration. Nous célébrons donc 1 500 ans depuis cet événement fondateur, et non l’entrée dans le XVe siècle hégirien.
Cette célébration soulève en effet une question fondamentale : que signifie être aujourd’hui au XVe siècle hégirien, alors que l’Occident se situe au XXIe siècle grégorien ? Faut-il interpréter ce décalage chronologique comme un signe de retard, comme le voudrait une lecture linéaire de l’histoire ? Ou, au contraire, n’y a-t-il pas là une richesse singulière, la possibilité d’un regard différent sur la modernité, né précisément de cette tension temporelle et culturelle ?
Précisons d’emblée qu’il serait réducteur de limiter cette réflexion au seul monde arabo-musulman. L’islam, dès ses premiers siècles, a dépassé l’arabité pour féconder des civilisations multiples : perse, turque, indienne, africaine, asiatique. Parler du monde musulman, c’est donc embrasser une pluralité d’héritages qui, tous ensemble, constituent la richesse de cette civilisation. Le sujet étant d’une telle ampleur, il serait illusoire de prétendre l’épuiser dans le cadre restreint de quelques paragraphes. C’est pourquoi, de par mon appartenance et mon regard, je choisis ici de me concentrer sur la civilisation arabo-musulmane d’Afrique du Nord, et plus particulièrement sur l’expérience marocaine qui en est une expression vivante.
Voici donc une modeste et humble analyse de la situation paradoxale du monde arabo musulman contemporain : une civilisation qui conjugue la jeunesse historique avec l’accès immédiat aux acquis de la modernité, et qui, de cette double appartenance, tire une richesse cognitive et symbolique particulière.
I. La richesse de la double appartenance culturelle
« L’homme qui ne connaît qu’une seule culture
vit dans l’ombre ; celui qui en connaît plusieurs
voit la lumière sous de multiples angles. »
Al-Farabi (872–950)
Le premier constat concerne la nature même de l’expérience culturelle arabo-musulmane contemporaine. L’individu arabe grandit généralement au sein d’une double matrice :
- La première est celle de sa propre civilisation : langue, poésie, musique, références religieuses et philosophiques.
- La seconde est celle de l’Occident moderne : par l’école, les médias, les langues étrangères, les productions artistiques et intellectuelles.
Cette double exposition génère une forme de pluralité cognitive. Là où l’individu occidental peut parfois évoluer principalement dans le cadre de sa propre matrice culturelle, l’individu arabe est contraint, dès son enfance, d’apprendre à lire dans deux alphabets, à penser selon deux grammaires, à naviguer entre deux horizons symboliques. Cette lucidité interculturelle constitue un avantage comparatif non négligeable.
II. La jeunesse historique comme promesse
« Ne t’inquiète pas pour ce qui est encore jeune ;
tout ce qui commence avec sagesse peut devenir grand. »
Jalâl ad-Dîn Rûmî (1207–1273)
Le deuxième constat tient à la temporalité elle-même. Être au XVe siècle hégirien ne signifie pas un retard, mais un autre rythme de maturation civilisationnelle. Cette jeunesse historique, loin d’être une déficience, peut être interprétée comme une réserve de potentialités.
Or, cette jeunesse se vit dans un contexte inédit : celui de l’accès direct aux outils, aux savoirs et aux technologies du XXIe siècle. Loin de recommencer à zéro, la civilisation arabo-musulmane entre dans une nouvelle phase de son histoire déjà équipée des instruments les plus avancés de la modernité mondiale. C’est là un paradoxe fécond : commencer une nouvelle ère avec la science, la technique et la culture mondialisée déjà disponibles.
Cette double appartenance, cependant, n’est pas dénuée de défis. Vivre entre plusieurs matrices culturelles peut être source de conflits intérieurs, de fragmentations sociales ou de crispations identitaires. Le risque est réel : celui de ne se sentir jamais totalement d’un côté ni de l’autre, de vivre dans une forme de déchirure. Mais c'est précisément de cette tension que peut naître une force nouvelle : la capacité de transformer le conflit en lucidité, et la pluralité en moteur créatif.
L’Hégire, au fond, n’a jamais cessé d’être un mouvement intérieur — une migration de l’esprit autant que du temps.
Il serait malhonnête de nier que cette position d'entre-deux comporte sa part d'ombres. Ce que le penseur Edward Said, que nous citons en référence, nommait "la douleur de la coupure" - ce sentiment de n'être jamais tout à fait chez soi nulle part - est le prix à payer pour cette lucidité interculturelle. Mais c'est peut-être dans la conscience aiguë de cette fracture que se forge une authentique pensée de la synthèse : non pas un confort identitaire, mais un perpétuel travail de traduction intérieure.
III. Une supériorité cognitive discrète
« La véritable richesse de l’esprit ne réside pas dans l’accumulation
des biens, mais dans la capacité à relier ce que l’on sait à ce que l’on ignore. »
Avicenne / Ibn Sīnā (980–1037)
De cette position découle une forme de supériorité cognitive discrète, souvent méconnue. Elle ne se traduit pas en indicateurs économiques ou en domination géopolitique, mais en richesse cognitive et symbolique. L’individu arabe contemporain maîtrise souvent plusieurs langues et systèmes de pensée avec une profondeur qui lui permet une agilité interculturelle exceptionnelle.
Cette transversalité permet de convoquer Sartre et Nizar Qabbani, Mozart et Oum Kalthoum, le cubisme et la calligraphie.
Cette aptitude ne relève pas du simple cumul, mais d'une compétence plus fondamentale : l'art de la traduction. Non pas seulement entre les langues, mais entre les univers symboliques. Le monde arabo-musulman contemporain fonctionne comme un immense atelier de traduction permanente - des codes, des concepts, des valeurs. C'est de ce travail de passeur, hérité des grands traducteurs de la Maison de la Sagesse (Bayt al-Hikma), que naît cette créativité potentielle. La "supériorité cognitive" dont il est question est d'abord cette capacité à établir des ponts là où d'autres voient des frontières.
Cette dynamique trouve aujourd'hui ses incarnations concrètes. Prenons l'exemple de l'architecte marocain Aziza Chaouni, qui travaille à la réhabilitation de la médina de Fès en intégrant des technologies durables avancées dans le respect du patrimoine traditionnel. Ou encore le philosophe et médecin Abdennour Bidar, qui articule dans sa pensée la tradition soufie et la philosophie continentale européenne. Ce ne sont pas là des exceptions, mais les avant-gardes d'un phénomène plus large : l'émergence de nouveaux Avicenne, capables de maîtriser plusieurs systèmes de connaissance et d'en produire une synthèse originale.
En conclusion...
« Les civilisations qui savent unir mémoire et innovation
s’épanouissent ; celles qui oublient leur passé s’éteignent. »
Ibn Khaldoun (1332–1406)
Ainsi, être au XVe siècle tout en vivant avec les outils du XXIe ne saurait être réduit à un signe de retard. C’est au contraire une configuration singulière qui ouvre sur une potentialité créatrice. Le monde arabo-musulman, parce qu’il vit dans un entre-deux temporel et culturel, possède une lucidité particulière : celle d’une civilisation à la fois enracinée dans sa mémoire et ouverte sur l’universalité contemporaine.
Il convient toutefois de rappeler que notre histoire ne se réduit pas à l’ère arabo-musulmane seule. Bien avant l’Hégire, le Maroc et une large partie de l’Afrique du Nord avaient déjà vu s’épanouir une civilisation amazighe plurimillénaire, qui a façonné nos langues, nos imaginaires et nos structures sociales. Nous ne sommes donc pas seulement arabo-musulmans : nous sommes africains, amazighs, arabes et musulmans, et cette pluralité constitue l’une de nos plus grandes richesses identitaires.
De fait, le Maroc d’aujourd’hui assume pleinement cette diversité. La reconnaissance officielle de la langue amazighe, et le fait que le prince héritier, Son Altesse Royale Moulay El Hassan, la maîtrise parfaitement avec ses différents dialectes, en sont des preuves éclatantes. Notre pays incarne ainsi une identité pleinement assumée, amazighe et arabo-musulmane, enracinée et ouverte, qui constitue un socle solide pour affronter la modernité et dialoguer avec l’universel.
Il convient enfin de préciser qu’il ne s’agit en aucun cas d’ériger une règle générale à partir de cette comparaison. Si l’on devait juger les civilisations à l’aune de leur jeunesse ou de leur ancienneté, on trouverait sur la scène mondiale des exemples encore plus récents que l’expérience musulmane : la Corée moderne, par exemple, dont l’affirmation historique est relativement jeune, ou encore les États-Unis, qui ne comptent que quelques siècles d’existence. Le propos n’est donc pas de réduire les trajectoires civilisationnelles à une chronologie, mais bien de souligner la singularité de l’expérience musulmane, située à l’intersection d’une mémoire millénaire et d’un accès immédiat à la modernité.
L’avenir, dès lors, pourrait appartenir moins aux civilisations homogènes qu’aux civilisations plurielles, capables de tenir ensemble deux horizons de sens et de produire, de cette tension, une nouvelle forme de pensée universelle.
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